Gainé de métal sous l’anneau de cuivre

Orage

Les vieux claquent leurs dents de haines anciennes

Les vieux déglutissent avec lenteur dans un haussement de glotte frayant sous leurs téguments ligneux.

     La vie et ses pièces détachées.

Le puzzle infernal, répandu jusqu’aux portes de l’Enfer, 

Flottant mouillé sur les eaux du Styx depuis des temps immémoriaux,

Le puzzle impossible, assemblé un temps pour ressembler

A l’idée qu’ils se faisaient d’une vie.

Un lieu accueillant, un repas généreux, une nature sauvage, la compagnie d’animaux dociles.

Les vieux s’épanchent, demandent l’heure, rassemblent leurs hardes, reprennent la route.

Ils sont lents, colériques, impatients, teigneux, mais aussi larmoyants, tremblants, amorphes.

Ils ne savent plus que faire d’eux même.

Ils aimeraient encore rêver, parler aux pierres,

Heureusement, bientôt, la nuit stellaire  les engloutit.

Les Vieux

Ils s’envolent maladroits, incertains, jaloux et frappadingues

Parfois, plus tard, un temps, deux temps, trois quatre,

Se rassemblent s’assemblent volent ensemble dans une aube claire

Pépient et jacassent par un brouillard dense,

Rosi à blanc sous les doigts d’une aube claire, se dit…..

Dans les faits, aux faits des arbres, canopée ou futaies se dit aussi,

Se voit un ciel bleu effrangé de rose sur le devant de la bâtisse,

Quant à l’arrière, le cul dans un brouillard laiteux lèche les herbes d’une honte humide jusqu’au mitan de la rivière.

Les nuits blanches, les respires haletantes, alternant silence et souffle, à la cadence d’une crécerelle affolée, les anciens se retirent :

 La danseuse était nue, son spectacle aspirait le vide.

Privé de musique, le dieu Pan s’étouffait de steak-burgers.

Les oiseaux s’éloignent un à un du lieu.

Bientôt même les chats n’en sauront plus rien…

Questions d'oiseaux

L’homme  attend sous le réverbère, dans son halo. Il est  six heures dix, au cadran de la Polo. Je suis contente de le voir, une vieille connaissance de cet hiver.

Il travaille dans une petite usine de la vallée. Son patron habite la commune où je réside. Nous avions fait le tour de nos connaissances possibles, enfin plutôt lui ; je savais que ça tournerait court mais ce tour d’horizon était malgré tout rassurant pour lui comme pour moi. Il était  l’échafaudage nécessaire à une mise en relation,  fut elle pour le moins fortuite. Sans voiture trop coûteuse à entretenir, il fait du stop tous les matins pour quelques heures de smic dans la bourgade  la plus proche. Pour  moi, rarement en retard sur mon horaire, passant là trop tôt et selon  un rythme trop irrégulier pour le prendre systématiquement, il est une occasion de compagnie sur un quart du voyage.  Mais il est plus. C’est un homme de cette terre là, un humble, de ceux dont la famille sur plusieurs générations, autant qu’il s’en souvienne, a toujours vécu dans les trente kilomètres environnants. C’est un éleveur, il a quarante vaches pour la viande et les veaux. Il ne peut plus en vivre, alors il travaille à côté. Il ajoute qu’il a toujours travaillé, même avant le divorce. Sa femme est partie. Les gosses étaient juste grands. Son fils est sorti d’affaire, il travaille. Sa fille était bonne à l’école, elle voulait aller en fac de Lettres, faire professeur. Mais elle a voulu  travailler pour que ça ne soit pas trop cher. Elle n’a pas trouvé en ville .Alors elle est caissière au SuperU, elle a abandonné les études………….. Il lui en veut un peu, presque déçu. C’était la première fois que je le prenais, une fin après midi glaciale, dans l’autre sens, en sortie de ville,  en remontant. 

Il doit avoir mon âge ou approchant, je ne l’ai jamais trop regardé. L’hiver, ici , on se défend du froid, du vent, de la neige, du brouillard en plus des calamités ordinaires de la saison comme la boue , la pluie ou le verglas .Encagoulé, en anorak, aux couleurs banales des tissus usés,  des lunettes, pas très grand, je ne saurai en dire guère plus. Je le connais plus par la voix puisqu’il me parle pendant que je conduis, répondant à mes questions, en posant en retour juste un peu.

 Cette voix n’a pas d’âge,  une voix de paysan,  un peuple en voie de disparition…Ces voix, elles ont le grain des documents radiophoniques d’ après guerre avec pour les hommes, une brutalité dans l’énonciation  et  une tonalité, sans rapport avec le sens de ce qui est dit. Un son guttural jeté, rapide, comme si  s’expulser de la solitude, du silence, des grands espaces qu’ils travaillent, demandait un effort physique, un bond hasardeux qu’ils ne diffèrent pas.  Les femmes ne sont pas préservées de cette dureté dans l’expression, elles peuvent  y avoir recours mais  elles semblent pouvoir en faire le choix. J’en connais bien quelqu’une qui n’ont pas eu le choix mais elles me paraissent comme handicapées alors qu’un homme, je lui fais l’honneur de penser qu’il a choisi d’être là…..triste féministe dévoilée….où l’homme est déjà à mes yeux,  handicapé de la parole ….Laissons.

 Ces voix d’adultes lui parlent d’un lieu, de sa toute petite enfance, et ça résonne  de  souffrance, de  colère mais aussi d’une tendresse taquine qui donne de l’énergie, une façon de parler et de vivre qui fait le charme des films de Renoir, des dialogues de Audiard.

Aujourd’hui, c’est un jour de printemps, un jour d’Avril. Il ne fait pas encore totalement jour et la lumière électrique le découpe et le colle là au mur de pierres sombres, comme une décalcomanie sans rapport avec ce village de montagne. Je remarque ainsi pour la première fois ses verres  épais qui lui font des yeux de grenouille de BD quand il ouvre la portière, et son semblant de costume, veste et pantalon de denim gris un peu élimé au bout des manches…ça pourrait faire d’jeune mais ça l’ fait pas ici et maintenant parce qu’il y a l’idée que je me fais de lui, l’homme d’un monde ancien, le Cévenol, et puis sa voix ….tout aussi décalée du temps présent que celles des  films de Depardon et de ceux que je ne ferais pas sur des lieux d’enfance et de chagrin. 

Elle l’a branché d’emblée, joyeuse,  presque insouciante,  sur ce quelle pense être la chair de sa chair, l’essence même de sa vie, ses bêtes.

J’étais d’humeur printanière : je savais qu’avait commencé pour certains sur le haut plateau,  la sortie désordonnée et bouillonnante des troupeaux enfermés tout l’hiver. C’est un spectacle auquel j’aime assister. Ces énormes bêtes cornues, d’habitude si placides, foncent sur le chemin où on a pu, par chance, les canaliser, et déboulent en bout de draille, dans une vaste prairie  en caracolant dans tous les sens. Elle sent la tension des éleveurs tant que le champ délimité n’est pas atteint; il est arrivé qu’un taureau leur échappe et fonce à l’aventure ; elle a d’abord entendu le bruit sourd des sabots, senti le sol vibré  puis vu passé devant elle  comme une sorte de rhinocéros ramassé sur lui-même fonçant droit devant, soufflant bruyamment, suivi de loin d’un homme et de deux femmes vociférant de drôles de sons, puis riant gentiment à sa bouche bée et ses yeux ronds. Elle  a suivi de loin derrière leurs cris et  gesticulations,  puis leur retour, dans le silence du travail accompli.

Il m’a répondu bourru,  qu’elles passaient l’hiver dehors. Je ne sais trop comment, peut être lui ai-je demandé s’il partageait l’exploitation avec ses parents, il m’a parlé d’eux. Ils ont plus de quatre vingt ans, sa mère quatre vingt quatre, sourde et aveugle, quelques poules, lapins, plus de bétail en tout cas. C’est difficile pour eux. Pour vous ? Sa voix hésite. Un silence.

 Dans cet intervalle, elle pense à son chien. Hier encore elle pensait à la vieillesse en le regardant, claudiquant, douloureux, sourd et aveugle. Au moins lui, il n’a pas à penser à son repas. Sa mère non plus n’avait plus envie de penser aux repas, juste être avec les autres dans la distraction qu’ils apportent, manger et dormir, ça suffit. Une maison de retraite y pourvoit.

Vous êtes leur seul fils ? Il parle de son frère, de sa sœur en les situant tous géographiquement.

Je reconnais des noms de lieux dits, de village, mais je ne mémorise rien.

Vous êtes l’ainé ? Non, c’est sa sœur, l’ainée, lui, il vient après. Il ajoute qu’il a une autre sœur mais qu’elle est décédée.

 Une hésitation, un silence dans le bruit continu du moteur de la Polo et le chuintement des essuies glaces par intervalle régulier, son métronome. Elle aime les mettre sur ce rythme, trois battements rapprochés suivi d’un silence, tant que la pluie n’est pas trop dense. Le paysage devient de plus en plus flouté sur le pare brise, il se noie dans ses propres larmes avec lenteur et  l’essuie glace redonne la netteté dans un clac rappelant le changement de diapositives et l’essai renouvelé d’une attention qu’on aimerait par amitié, moins volatile.

Elle était âgée ? Non, trente huit ans. Elle était malade ? Mais de quoi je me mêle à la fin !

Elle se sent  tissé du lien, mettre en confiance……..mais dans quel but ?

 Je m’entends dire comment ? …. avec rudesse et douceur , est ce possible dans l’intonation d’un mot à deux syllabes. Elle rêve une langue maternelle… 

Elle s’est suicidée par le feu, dans sa cuisine, elle s’est aspergé d’essence, on en a toujours dans les fermes, elle a craqué une allumette. Les enfants étaient à l’école.

Le feu comment, pourquoi, elle ne sait pas, elle n’a pas de réponse.

 Il y a du néant derrière le feu , il y a un trou dans la conscience ,il y a les fours crématoires des camps nazis , les photos de ruines noires d’un village,  des dimanches en famille, silencieux et attentifs ,des adultes serrés à une table ronde, elle l’enfant sur des genoux,  à déchiffrer des mots griffonnés à la hâte ,à regarder sans comprendre des dessins de baraques et d’hommes très maigres occupés à des choses anodines, faire un trou, couper du bois, porter des pierres, tout ça sur des bouts de papier jaunis, brunis, salis parfois déchirés, rassemblés dans des albums  dans une recherche de cohérence qui me semblait  échapper à toute la tablée. Tous restaient vibrants et immobiles, penchés sur ces livres, respirant à peine, devant l’irracontable de l’oncle Gilbert revenu pour une petite année de vie de Buchenwald, saluer ses copains, embrasser sa fille, la jolie Pépée, et sa femme. On finissait par l’album du village martyrisé sur papier glacé. De jolies tasses calées dans des soucoupes assorties faisaient leur apparition, le sucrier ventru et sa pince dont je m’appliquais à devenir experte, un gâteau oubliable mais plein de bonnes choses, des œufs, du beurre, du sucre, et les livres témoins disparus en un clin d’œil. Elle les chercherait en vain, personne ne voulait remettre la main dessus ou l’œil….Il lui restait ce nom, quelle sonorité ! le O comme un début d’oratorio,  RADOUR comme un avant l’orage, le raz de marée, la catastrophe, un  grondement lointain. SUR, on remonte, on dépasse le déluge, on reprend espoir. GLANE, le joli verbe conjugué de l’été, de la chaleur, des couleurs. Mais il y a  glas…Elle joue aux mots qui ont un goût, à défaut d’un sens.

 Elle aime déjà, si petite, les goûts défendus par la lourdeur du sens.

 L’odeur du corps humain brûlé m’est restée plantée là, dans des souvenirs de clan rassemblé, chantant l ’Internationale, chacun à sa façon dans son for intérieur mais unis sous le regard chaleureux et impérial de l’oncle Marcel .Accrochée à leurs souffles, comme une qui n’aurait pas rencontré ce qu’elle cherche sans but,   j’aime visiter les cryptes et leurs humains momifiés,  en déconfiture certes mais confits, encore à mes yeux,  visibles. La photo  du chaman, le corps retrouvé dans sa terre gelée de Iakoutie me fait encore rêver. Mais diantre, à quoi rêve-t-elle ? 

J’entends ma voix : Vous savez pourquoi ?

 -Elle avait eu un accident de voiture, elle ne s’en remettait pas.

-Elle ne pensait qu’à ça. Faire ça, chez elle, c’est dur. C’est difficile surtout pour les enfants, un garçon et une fille.

Elle se sent courir pour bloquer la brèche, en lui, en elle.

 Un suicide s’est dur, ça hante toute une famille qu’elle s’entend dire. Elle court toujours, son cœur bat sourdement, un peu  vite. 

 Elle s'entend dire que son grand père maternel s’est suicidé avec son fusil de chasse, sur son tas de fumier, dans sa ferme, bien avant sa naissance. Elle dit que sa mère devait avoir juste dix huit ans, son frère treize. Les petits enfants portent tous son prénom, Claude. C’est un lègue, un bâton témoin dans une course pour la vie, une énigme sans sphinx, ou pire, un exvoto, en vue d’expier la faute supposée,  n’avoir pas été capable de l’en empêcher.

Elle a senti un regard creusant la moitié droite de son visage, elle s’est tournée vers lui. Ses yeux de batracien ahuri se sont détournés avec lenteur puis il a parlé en regardant fixement devant lui, légèrement penché à l’avant. Il a dit : « C’est dur mais c’est pas important. Notre famille, elle n’existe plus vraiment. Il reste les parents, ils sont vieux. Nous sommes tous divorcés et mon frère et ma sœur remariés. C’est pas que c’est mal, mon frère a eu d’autres enfants…. notre famille, on ne sait plus ce que c’est. »

 Nous sommes restés comme ça, à regarder la route devant nous, dans le battement des essuie-glaces, jusqu’aux premières maisons de la ville. Elle a pensé à sa propre famille, à celle de son mari, de son beau frère, aux liens distendus par des divorces mais aussi par des mers, des océans, des déserts et  par l’argent. Elle a pensé à Saadia, à Sadidja, à Gule, à Dogan, à Levon, à Medhi,  à tant d’autres qui travaillent à ses côtés, loin des leurs à jamais.

 J’ai posé des questions sur des travaux routiers dont je ne comprenais pas la logique. Il était en terrain connu, me parlant des uns, des autres, de divers problèmes administratifs et politiques. Je l’ai laissé à l’entrée de la « quatre voies » en lui souhaitant une bonne journée. Elle s’est surprise à le remercier pour la compagnie. Cette compagnie, est ce juste une voix,  un son en écho à travers le temps qui sans qu’elle ne se retourne, lui parle de ce qui n’est plus et la risque à faire vivre le passé dans le présent comme dans un même absolu. 

 Il ne s’est plus retrouvé sous le lampadaire, à l’entrée du village.

Elle s’étonne à trouver normal de ne pas le revoir.

Au Matin

Mon regard distrait flâne sur les corps, les journaux, les épaules devant moi dans la queue, agglomérat d’humains,  qui s’organise en deux files en se rapprochant de la caisse. Un couple nous fait face. Le tout se passe dans une immobilité feinte, massive au cœur d’une vague bourdonnante. Dans cette promiscuité la myopie m’oublie et  scrutant  les visages à ma gauche, un instant hors du  temps, je me raccorde au réel  sur des boucles grises, presque blanches qui tombent en « anglaises ». Je regarde une queue de cheval. La tête qui la porte est celle d’un homme âgé plus grand que la moyenne. Ses habits sont dans diverses teintes de gris, son corps  flotte  à l’intérieur. Le regard trop insistant lui a fait tourner le visage dans ma direction mais je suis petite et ses yeux se perdent dans un espace  au dessus de ma tête. Il a un visage d’enfant très pâle et fripé, de longs cheveux gris attachés sur la nuque par je ne sais quoi, aucune frisette près du crâne, juste des cheveux lisses, tirés avec soin  et plus loin, ces boucles étranges  pendantes  en un ruisseau maigre tout le long du dos.

Ensuite il y eut  une mise en mouvement rapide, propulsée devant la caisse,  à demander des cigarettes, à les payer et à me faufiler dans une masse de corps vers la sortie. Arrivée sur le trottoir, dans le mouvement que je fis pour te rejoindre, un souvenir comme un raccord s’imposa : 

une silhouette élancée,  crâne  nu, longue barbe ondulée, même bouclée. Non, pas ébouriffée et proliférante, mais peignée, elle tombait  ordonnée, en vaguelettes  argentées. C’était au printemps, nous partions travailler à une seule voiture. Tu conduisais. Il était sans doute cinq heures quarante ou approchant, un brouillard épais augurant d’une  journée ensoleillée mais encore bien froide. Au lieu dit La Détourbe, il y a un stop qu’il reste prudent de  marquer,  même à cette heure matinale, avant de traverser une route rectiligne et vide sur de nombreux kilomètres. Arrêtés, on guette des phares dans la masse blanche floconneuse. Jamais âme qui vive dans ce lieu. Le brouillard est dense. La moindre tâche émergente est  d’essence fantomatique.

Un homme se tenait au carrefour, de l’autre côté de la route. Il nous faisait face. Il n’allait manifestement pas dans notre direction. Sa présence nous surprit, son port de tête, sa barbe, son immobilité aussi : hors du temps,  dans les nuages du Haut Plateau, un guerrier Assyrien. Un petit sac à dos bleu à ses pieds, appuyé contre la jambe  et ma pensée bascula à plus prosaïque avec brusquerie,  un  rendez vous  dans un tel lieu, à cette heure, à cet âge, de l’auto-stop, mais a-t-on jamais l’air d’en faire quand il n’y a pas de voiture. Tu démarras, la route fut traversée. Je tournai vivement la tête pour ne pas le perdre de vue tout de suite. L’homme était de dos, sur notre gauche,  toujours immobile sur le fond blanc et  opaque des nuages.  Seules, les herbes du talus bougeaient, agitées du souffle venteux et glacé de la burle.

 Elle  enjambe la  rivière agitée d’une gravure orientaliste entre deux points gris. 

Cécétiane

Écrit